Maintenant, la question est de savoir si Mori se débrouille aussi bien sur cette adaptation que sur ses scénarios personnels. Et bien oui. Tengu est raconté avec une grande maîtrise, découpé en chapitres très remplis et fournis en détails historiques sans jamais être rébarbatifs, la narration est parfaite, à un tel point que nous arrivons à suivre trois groupes de personnages sans le moindre problème. Vous me direz qu’il n’est pas rare de lire une série où divers protagonistes interviennent fréquemment ? Je vous rétorquerais : « Pas comme dans Tengu ! ». Ce manga est extraordinairement complexe, dense et intelligent, il reprend non seulement des faits réels mais également des personnalités ayant réellement existé tels certains membres du shinsen-gumi; et il est particulièrement brillant d’arriver à mener à bien son récit tout en conservant les dimensions avérées et historiques, cela sans jamais tomber dans la facilité. Tous les groupes sont excellemment développés et aucun n’est décrit comme étant bon ou mauvais, ce sont des gens qui se battent pour leurs idéaux ou leurs ambitions (de manière plus ou moins rude), Mori (enfin, Osaragi, à la base) évite toute forme de manichéisme qui aurait été très dérangeante à la lecture de ce type d’œuvre et nous l’en félicitons.
Le graphisme est ce qui rend Mori Hideki si unique, il peut attirer ou repousser le lecteur, mais force est de constater à quel point il est travaillé. En ouvrant cette bande dessinée, nous voyons clairement les années d’entraînement, que l’artiste n’est pas n’importe qui et qu’il a réussi à se forger son propre style, réaliste, détaillé et jouant beaucoup sur le noir et le blanc sans avoir recours aux trames (à quelques exceptions près). Mori fait partie de la vieille école et il dessine comme il l’a toujours fait, ignorant les techniques informatiques et autres tramages manuels, il préfère tout faire par lui-même. Et ceci est tout à fait possible grâce à un trait fin et souple, capable de rendre une planche fraîche ou légère par simple nuance dans le jeu des couleurs et le découpage, fort réussi d’ailleurs. L’auteur connaît son art sur le bout des doigts, il le maîtrise à merveille et nous offre ainsi une vision sublime et forte du Japon féodal grâce à une virtuosité certaine dans le coup de crayon. Absolument génial !
Au cours d’un volume seulement – et d’exposition, qui plus est – certains protagonistes ont bien évolué ou se sont dévoilés au public. Les informations concernant le Tengu sont distillées au compte-goutte et je vous laisse les découvrir par vous-même, les desseins des conservateurs sont réellement intrigants et nous nous demandons bien comment ils vont s’en sortir avec ces « miburos » que sont ceux du shinsen-gumi… Mais le plus intéressant reste l’évolution du jeune garçon à peine âgé de douze ans, Sugisaku, le voir tenter de comprendre les différents partis et surtout savoir qui a raison des deux personnes qu’il admire (Kurata Tenzen et Okita Sôji)et pourquoi ils agissent ainsi… Vraiment passionnant, et il ne fait aucun doute que les volumes à venir sauront également nous ravir de ce côté-là .
Le travail livré par Mori Hideki à partir d’un roman d’Osaragi Jirô possède quelque chose de différent, notamment grâce à ses points de vue multiples exposés par des personnages aux opinions très différentes : Tengu, les membres du shinsen-gumi (mais là encore, certains se démarquent par leur manière de penser, comme Okita par exemple) et un jeune garçon déboussolé par ces luttes qu’il essaie pourtant de comprendre. Le fait que l’auteur n’impose pas une façon de réfléchir est un plus non-négligeable qui offre une profondeur supplémentaire à cette BD déjà extrêmement dense. Mais, ce titre est original aussi pour les lecteurs francophones qui n’avaient que rarement eu affaire au shinsen-gumi… Voilà une représentation moins romancée et bien différente de celle de Kenshin le Vagabond (shônen manga – en vingt-huit tomes – de Watsuki Nobuhiro intégralement publié chez Glénat).
Vaste, époustouflant et réfléchi, voilà ce qu’est Tengu, manga qui s’annonce comme un nouveau chef-d’œuvre de Mori Hideki. Ce volume d’introduction est déjà bien rempli et nous avons du mal à imaginer comment la suite pourrait être meilleure, et pourtant, il se pourrait que nous ayons des surprises. Une réussite incontestable qui force le respect.